Femme Actuelle : Des années
après, vous décidez enfin de témoigner. Est-ce
pour vous une libération ?
Souad : Oui, à ma grande surprise Au début, j'avais très peur pour moi et les miens, car je savais que si ma famille, en Cisjordanie, apprenait mon existence, je serais tuée. Il faut savoir que les crimes d'honneur sont imprescriptibles. C'est ce qui m'a poussée à ne jamais dévoiler mon visage et à utiliser un pseudonyme. J'ai décidé de parler en mémoire de toutes celles qui n'ont pas eu, comme moi, la chance de survivre, et surtout dans l'espoir que ce témoignage puisse sauver d'autres vies. A un niveau plus personnel, écrire ce livre m'a ôté un terrible poids.
Femme Actuelle : Vous insistez beaucoup sur le fait que vous avez eu deux vies bien distinctes. Pourquoi ?
Souad : J'ai en effet vécu deux vies opposées. Dans mon village, en Cisjordanie, les femmes sont battues, humiliées, ce sont des esclaves au service des hommes. Leurs père, frères, oncles et mari ont un droit de vie et de mort sur elles.
Femme Actuelle : Vous expliquez dans votre livre qu'une journée sans être frappée n'est pas un jour normal.
Souad : Absolument. Et encore, si ça n'avait été que des coups, j'aurais été presque heureuse Régulièrement, mon père m'étranglait, m'humiliait et parfois même me laissait attachée toute la nuit dans l'enclos avec les chèvres.
Femme Actuelle : Jusqu'au jour où vous tombez amoureuse d'un garçon qui vous promet le mariage ?
Souad : Oui, je l'aimais et je croyais en sa bonne foi. Le jour où je lui ai annoncé que j'étais enceinte, il a disparu et je ne l'ai plus revu. Peu après, mon père m'a condamné à mort. J'ai entendu la sentence sans trop y croire. Jamais je n'aurais imaginée être aspergée d'essence et brûlée vive par mon beau-frère !
Femme Actuelle : Atrocement brûlée, vous êtes toujours en vie. Votre famille tente encore de vous tuer ?
Souad : Les cheveux et les vêtements en flamme, je me suis enfuie. J'ai couru, couru J'ai dû m'évanouir car je ne me souviens plus de rien. Puis je me suis réveillée sur un lit d'hôpital. Ma mère est venue me voir et a tenté de me faire boire du poison. L'arrivée du médecin l'en a empêchée. Puis j'ai entendu, dans un semi-coma, une voix de femme me dire que si j'acceptais son aide, elle allait tout faire pour me sauver. C'était Jacqueline Thibault. Elle a tenu parole.
Femme Actuelle : Des mois plus tard, en Suisse, vous expliquez que votre premier choc culturel a été de voir des femmes évoluer en toute liberté.
Souad : Oui, j'étais même persuadée, en voyant une infirmière discuter avec un docteur, qu'elle allait se faire tuer. Je viens d'un pays où une femme peut être condamnée à mort à cause d'une rumeur ou d'un sourire. Il n'y a pas besoin de coucher avec un homme pour être considérée comme une traînée.
Femme Actuelle : Le fait d'avoir eu deux filles a-t-il amplifié la haine que vous éprouviez pour votre mère, qui a commis six ou sept infanticides ?
Souad : Non, car si j'avais continué à vivre là-bas, j'aurais probablement été amenée à agir comme elle. Cela semblait normal de sacrifier ses filles. Comme le dit mon père, « elles ne servent à rien, contrairement aux moutons qui, eux, rapportent de la laine et du lait. »
Femme Actuelle : Comment a réagi votre mari lorsque vous lui avez raconté votre terrible histoire ?
Souad : Au début, il ne voulait pas me croire, puis il a commencé à pleurer en répétant : « Comment une chose si horrible peut-elle exister ? ». Le fait d'être un couple soudé m'a beaucoup aidée. Sa famille m'a rejetée, mais lui a toujours été présent pour moi. Il m'a toujours soutenue, protégée, aimée.
Femme Actuelle : Quand on a été privée de tout, l'apprentissage de la liberté, ça signifie quoi ?
Souad : Des tas de petits riens au quotidien, qui m'apportent beaucoup de joie. Dans ma nouvelle vie occidentale, j'ai, par exemple, découvert le plaisir de porter des vêtements de couleur. Dans mon village, nous ne portions que du gris. Il y a aussi la possibilité de sortir seule, de s'arrêter boire un café, de faire des courses. Et puis la liberté de pouvoir voyager ça n'a pas de prix. La nuit dernière, dans ma chambre d'hôtel à Paris, j'ai pleuré en voyant les Champs-Elysées et la Tour Eiffel.
Femme Actuelle : Traversez-vous encore des périodes pénibles ?
Souad : A l'approche de l'été Le fait de voir toutes ces femmes en tenue légère et moi, forcée de dissimuler mes cicatrices derrière des manches longues et des cols roulés. Pour le reste, je me sens de mieux en mieux. En dépit des souffrances et du traumatisme, j'ai survécu. C'est miraculeux !